Mistral, mise en scène critique

Mise en scène critique d'un texte phare de la thématique de la femme-pays : " La COUMTESSO " de Frédéric MISTRAL

 

Préalable

Ce travail est conçu pour être joué . II poursuit une double exigence : faire comprendre, dans sa lettre comme dans son esprit, un texte poétique. Ce qui n'est pas évident en raison de deux difficultés :
1 - Le texte de "la Coumtesso" est en langue provençale . Cette langue n'est pas accessible à tout public, y compris une part non négligeable de Provençaux.
2 - Le symbolisme de cette oeuvre appelle à un commentaire qui est une lecture possible du poème. Ce commentaire a forcément ses exigences d'ordre historique, linguistique, littéraire...
La mise en scène proposée décline le poème et la lecture à partir d'un canevas qui emprunte trés librement à un texte dramatique d'un auteur catalan-valencian : Sirera ("Le Venin du théâtre"). Ce dernier texte est originellement sans aucune référence à Mistral, mais il propose une réflexion sur la théâtralité. De la confrontation du poème et de cette réflexion naît cette mise en scène à la fois critique et pédagogique.

La vie d'un conteur est faite de beaucoup d'aventures. Certains vous diront : "C'est un beau métier, ils font le tour du monde !"
D'autres contesteront : " Pour dire, il faut avoir quelque chose à dire. C'est comme un mal qui les ronge. Un proverbe provençal ne dit-il pas : Quau canta son mau l'encanta."
Alors, qu'est-ce qui fait courir le conteur : sa joie de vivre ou sa peur de mourir ?

Une fois, cette question s'est posée de façon radicale. Vers onze heures du soir, un coup de téléphone m'arrache du premier sommeil.
-Allo ?
- Je voudrais vous inviter à jouer chez moi. Vos conditions seront les miennes. Mais êtes-vous libre la nuit du deux au trois février ?
- Je suis libre.
-Je vous attends donc le deux au soir. J'habite non loin du Mont Aigoual, prés du village de Trèbes. Vous demanderez le château du professeur d'Alstrim.
- Trés bien. Que voulez-vous que je joue ?... Allo ?... Allo ?...
Il avait déjà raccroché.
Le lendemain, je cherchais son nom sur le minitel. Pas de professeur d'Alstrim, ni à Trèbes, ni dans les environs. Peut-être était-il sur la liste rouge ?
Arrive le deux février. Advienne qu'adviendra, je m'aventure.

Le village de Trèbes est situé dans le Parc des Cévennes. Généralement, les gens aiment se rassembler le soir, à la veillée, autour du clinton et des châtaignes, pour se raconter des galéjades. De plus, Trèbes est le village du Pétaçon. Et en Languedoc, "lou Petaçoun" est le boute-en train du Carnaval ! Je m'étais donc persuadé que j'allais être sollicité dans ce registre. Aussi m'étais-je muni de la toison du Pétaçon et de son "escoubo"... Je me voyais déjà en train de tirer la farandole sur l'air de "Petaçon, Petaçon, zou-zou... Tralalalalalalala, tralalalalera..."

-Pardon Monsieur, c'est bien ici le village de Trèbes ?... Pouvez-vous m'indiquer où se trouve le château du professeur d'Alstrim ?
Le vieillard qu rentrait son bois dans les derniers rayons du soleil me regarde, ahuri : "Lo coneissi pas aquel professor. Mas l'Alstrim es per aquì..." me dit-il en indiquant un chemin en direction de l'Aigoual.
Il avait plu, le chemin était boueux, la nuit tombait, je n'avais vu dans le village aucune affiche pour annoncer la veillée : ça promet !
Je roule, Nuit noire. Un chemin de plus en plus boueux, crevassé, impossible... Enfin, un portail ! Je sors de la voiture. Une cloche ! Je sonne. Surprise : la nuit s'illumine !... Ou plus exactement, douze fenêtres s'éclairent, révélant la présence d'un château qui devait être du XVI ème siècle, compte tenu de sa forme massive et de ses fenêtres à meneaux...
Une voix me tire de mon étonnement : " M. le professeur d'Alstrim vous souhaite la bienvenue. Il va venir. Suivez-moi !"
L'homme portait une tenue de domestique du début du siècle, il me conduit dans un salon d'une tout autre style : néon, plexiglas peintures aérographiques... Il m'invite à me préparer sur place .
- Je veux bien me préparer, mais je ne sais pas quel public va venir et ce que le professeur d'Alstrim attend de moi ?
- Que vous soyez le plus authentique possible , me dit-il avec une pointe d'ironie.
Ironie contre ironie, je passe la tenue du Pétaçon et comme pour m'échauffer, j'entonne et danse le branle du balai : "Petaçon, Petaçon... Zou-zou... Tralalalalalala... Tralalalalera..."
Retiré prés de la porte, le domestique m'épie, curieux comme un chat, muet comme une carpe... Soudain, il s'excuse : "M. d'Alstrim m'a demandé de vous servir à boire. Tenez !"
Et il me sert une coupe de vin ... Fant de Chichorla ! Era pas del clinton de la Cevena. Tanleù la lenga trempada, tanleù lo pichòt artelh que se bota de gingolar !
Il me sert un deuxième verre tout en déblatérant : " En vous voyant travesti en bouffon, je me demande si vous ne vous condamnez pas à l'être, de la même façon que je me condamne à n'être à vos yeux que le domestique du professeur d'Alstrim..."
Il me verse un troisième verre de vin. Je l'écarte car je me sens déjà étourdi par les deux précédents. Il poursuit : "... mais je ne suis pas le domestique du professeur. Je suis M. d'Alstrim en personne."
Je ne le crois pas. Il m'indique la porte et me demande d'appeler dans le couloir. J'obéis ... Diable ! La porte est close. Il sourit : " J''ai ordonné que l'on nous enfermât."
Interloqué, je ne sais que répondre : " A quoi jouez-vous ?"
- M. le conteur, je fais avec vous ce que vous faites avec le monde : jouer. L'art de jouer n'est-il pas de tromper ? Je me plais pourtant à imaginer qu'il serait bien plus beau s'il était au service de la vérité. Mais en ce monde du paraître, la vérité peut-elle encore sortir de la bouche des artistes?... Pour me tirer de mes doutes, j'aimerais que vous interprétiez ce poème : la Coumtesso . Il est du grand poète provençal Frédéric Mistral. J'ai ouï dire que vous le connaissiez ?

Je vais de surprise en surprise et cependant le défi ne me déplaît pas... bien que les deux verres de vin commencent à tourbillonner curieusement dans ma tête...
- M. le conteur, vous ne m'écoutez pas ?
Je me reprends : " Excusez moi ! Votre vin m'a plongé dans un étrange état."
Il ne tient pas compte de mon état, il appuie sur une télécommande. Nouvelle surprise : les rideaux qui décorent le fond du salon s'écartent, un petit théâtre à l'italienne apparaît, magnifique. Son décor représente un couvent médiéval à l'aspect carcéral.
- M. le conteur, je vous disais qu'en relevant mon défi vous vous condamniez à incarner le troubadour qui lanca ce poème comme un appel désespéré pour sauver "la Coumtesso".
Une mauvaise soeur l'a enfermée dans ce couvent.

Le vin me met das un état second mais ce dépaysement n'est pas désagréable pour réussir ce type de pari : "M. le professeur, dois-je lire la version française ou bien l'original en provençal ?"
- A vous de choisir, mon cher ! Moi, je juge.
Je monte sur la scène, je retire la défroque de Pétaçon et , sans présumer de mes aptitudes ni des effets que le vin me réserve, je m'aventure :

- "Sabe, iéu, uno Coumtesso..." Non !

"Je connais une Comtesse Elle avait cent villes fortes,
Qui est de sang impérial; Elle avait vingt ports de mer;
En beauté comme en noblesse L'olivier devant sa porte
Elle ne craint personne... Faisait une ombre douce et claire;
Et pourtant la tristesse Et tout fruit que terre porte
Voile l'éclat de ses yeux. Etait en fleur dans ses jardins.

Ah si l'on savait m'entendre !
Ah si l'on voulait me suivre !

...Elle avait pour couronne Car sa soeur d'un autre lit,
Blé, olives et raisins ... Pour avoir son héritage,
Et elle pouvait, fière baronne, L'a enfermée dans le cloître,
Se passer de ses voisins... Dans le cloître d'un couvent
Mais à présent tout nous dérobe Qui est verrouillé comme ..."
Ses origines et son destin...

Brutalement, le professeur m''interrompt : "Comment puis-je comprendre et aimer ce que vous ne ressentez pas. L'acteur s'imagine qu'il suffit d'art et de technique. Moi, je vous demande d'être le poète, amoureux fou, appelant éperdument à la rescousse, prêt à perdre la vie pour être entendu..."
Il m'irrite sérieusement : "Je m'excuse, cher professeur, mais s'il fallait jouer avec la désolation qui mène à la mort, il faudrait un artiste par soirée et le théâtre périrait faute de combattant !"
Il me rétorque que ce n'est qu'à ce prix que l'authenticité triomphe et que je m'étais engagé à l'atteindre ou alors que l'expérience en cours pouvait devenir dangereuse...
- ... oui, trés dangereuse. Vous ne vous sentiez pas bien, n'est-ce pas ? Le vin, je crois ?
Oh ! Rassurez-vous : je ne suis pas un assassin, seulement un esthète et un scientifique qui pourrait le devenir... si l'artiste faillissait au devoir de vérité et de beauté qu' il s'est lui-même assigné.
Je n'en crois pas mes oreilles et pourtant les vertiges un moment dominés pour réciter le poème me reprennent de plus belle. Il confirme :
- A présent que vous comprenez que je vous ai versé un poison mortel, vous avez peur et votre peur est vraie. Vous êtes apte à aller plus loin sur le chemin du sublime. Si vous réussissez, je vous donnerais ce contre-poison.
Abasourdi, écoeuré, je réalise que je suis tombé dans les mains d'un dément des plus forcenés. Je saute de scène, je bondis sur le flacon qu'il me tend, prêt à le lui arracher, à l'égorger, à.... Il menance de jetter le flacon par terre si je ne remonte pas sur les planches, si je ne continue pas la lecture du poème. Il me montre un sablier : " Vous avez trois minutes pour réussir."
J'éclate en sanglots. Il renverse le sablier...

- " Car sa soeur d'un autre lit, En ce lieu plus de chansons,
Pour avoir son héritage Mais sans cesse le missel;
L'a enfermée dans le cloître, Plus de voix joyeuse,
Dans le cloître d'un couvent Mais le silence universel:
Qu'es barra coume uno mastro Rien que des saintes-nitouches
D'un Avènt a l'autre Avènt . Ou des vieilles à trois dents.

Ah si l'on savait m'entendre !
Ah si l'on voulait me suivre !

Or la sorre que l'embarro E la fai passa pèr morto,
Segnourejo d'enterin, Sèns poudé ie maucoura
E d'envejo, la barbaro, Si fringaire que pèr orto
I'a 'sclapa si tambourin , Aro van despoùdera
E de si vergié s'emparo E ie laisso, en quauco sorto,
E ievendemio si rin. Que si bèus iue pèr ploura.

Ah ! se me sabien entèndre !
Ah ! se me voulien segui !

Aquéli qu'an la memòri
Aquéli qu'an lou cor aut,
Aquéli que dins sa bòri
Sènton giscla lou mistrau...
J'ai alors le sentiment panique que le sablier a fini de déverser son sable. Je jette un coup d'oeil dans sa direction ...Il n'en faut pas plus pour que le professeur d'Alstrim intervienne :
- Il est inutile que vous continuiez. Mëme si tout le sable n'est pas écoulé, je m'incline devant votre courage.
Il prend un verre, verse le contre-poison, me le tend... Je bois, je pleure de joie. Il conclut :
- Vous m'avez permis de comprendre les symboles de ce poème. "La Coumtesso" n'est autre que la Provence. La mauvaise soeur , c'est l'Etat français... qui n'a jamais accepté son identité, bien que dans le passé il se soit engagé à le faire. Alors le poète appelle. Qui ? Son peuple. Vous m'avez permis de comprendre tout cela et en même temps, vous ne m'avez pas montré pourquoi ce peuple n'a pas entendu l'appel de son poète ?... parce que vous, l'acteur, vous vous êtes arrêté pour regarder le sablier du temps. Votre peur de mourir a été plus forte que la vérité que vous aviez à dire; et c'est pourquoi vous avez perdu.
- Perdu ?
- Oui, perdu. Le premier vin que vous avez bu n'était qu'un narcotique des plus bénins.
Mais celui que vous venez de boire est un poison mortel contre lequel, je vous le jure, il n' existe aucun antidote connu.
Aussitôt, il actionne la télécommande : une grille tombe des cintres, m'emprisonnant sur la scène comme un oiseau dans une cage. Ses dernières paroles sont inexorables :" Je me mets à l'abri pour admirer le seul spectacle que vous puissiez me donner dans toute sa vérité, c'est-à-dire dans son ultime beauté : celui de votre propre mort.."

Je ploie sur mes genoux, incapable de tenter quoique ce soit . Au contact du sol, je reprends appui sur le costume de Pétaçon... Il a maintenant des odeurs de sous-bois humides et pourrissants... Comme par dérision, je me drape de ses "petaçs" sordides et mon corps suant la mort éprouve des frémissements de bête, des démangeaisons comme doivent en avoir les plantes à la sortie de l'hiver... Je m'ébroue, je ne me comprends plus ...Et sans que nul ne me le demande, je continue le poème :

- " Aquéli qu'an la memòri, E demoulirìan li clastro
Aquéli qu'an lou cor aut Ounte ploure jour-e-niue,
Aquéli que dins sa bòri Ounte jour-e-niue s'encastro
Sènton gicla lou mistrau La moungeto di bèus iue,,,
Aquéli qu'amon la glòri, Mau-despié de la sourrastro,
Li valènt, li majourau, Metrian tout en dès-e-vue !

En cridant : Arasso ! arasso ! Penjarian pièi l'abadesso
Zòu ! li vièi e li jouvènt, I grasiho d'alentour,
Partirian tòutis en raço E dirian à la Coumtesso :
Emé la bandiero au vènt, "Reparèisse, o resplendour !
Partirian coume uno aurasso Foro, foro la tristesso !
Pèr creva lou grand couvènt ! Vivo ! vivo la baudour !"

Ah ! se me sabien entèndre !
Ah ! se me voulien segui !"

Le lendemain matin, les gens de Trèbes me retrouvaient, inanimé, au pied de leur Monument aux morts ! C'était un trois février, le jour de leur Carnaval.
Me voyant dans la tenue de leur "Petaçon", ils crurent que le Comité d'animation du Parc des Cévennes avait voulu leur faire cette surprise. Toute la journée, j'ai dû tirer la farandole sur l'air de : "Petaçon, Petaçoon ... Zou -zou !... Tralalalalalalala tralalalalera..." Le soir, à la veillée, je leur racontais cette histoire. Je ne sais pas s'ils me prirent au sérieux. Toujours est-il qu'ils m'emmenèrent sur la place où flambait un grand feu. Le plus ancien a pris ma toison de Pétaçon et il la plongea dans les flammes. Quand il y eût autant de flammèches que de "petaçs", il attacha les bras de la toison aux pattes de deux corneilles dénichées à la Saint Jean de l'été précédent. Les deux corneilles s'envolèrent emportant la toison enflammée dans la nuit de ce pays dont le mystère a peut-être encore besoin d'un masque, celui de son Carnaval.

Claude Alranq