L'acteur Carnaval

Conférence à Paris IV - la Sorbonne - 2001
C’est avec humilité que nous allons évoquer un sujet qui peut sembler paradoxal dans ce célèbre amphithéâtre Descartes de la Sorbonne : le sujet de Carnaval et plus encore celui de l’acteur carnavalesque.

    Nous sommes cependant un 22 mars et , au bénéfice d’un certain souvenir, cet illustre lieu concèdera qu’un enseignant-chercheur-acteur se penche sur ce phénomène.
    Enseignant, chercheur, acteur : voilà trois positions pour en parler. Sont-elles contradictoires ? Sont-elles complémentaires ? Invitent-elles à l’invention d’une position de synthèse ou à une position étrange qui serait celle du phénomène carnavalesque lui-même “entre “ l’observation analytique et la participation délirante ?
    Depuis nos débuts d’auteur dramatique, cette question interroge nos spectacles. Depuis cinq années que nous enseignons le théâtre à l’U.N.S.A., cette question nous plonge dans   des  recherches qui vont prochainement déboucher sur un ouvrage. Mais  dans le temps d’une conférence, nous ne pourrons poser que quelques jalons qui aideront, souhaitons le,  les agrégatifs que vous êtes.
    Que ce sujet de Carnaval soit inscrit au programme de votre concours en dit long sur le retour en force d’une problématique qui préoccupe les arts contemporains. L’archéo-futurisme sera-t-il une école de plus ou une école qui fera rupture ?... “rupture épistémologique” à l’aube d’un siècle qu’André Malraux prévoyait “spirituel” au risque de ne point  être.


I) L'exemple du carnaval piscénois

    1- Sentir :


    A Pézenas, petit pays du Bas-Languedoc, les signes avant-coureurs du Carnaval ne se lisent pas sur le calendrier. Ils sont dans les jours qui grandissent, dans les amandiers qui fleurissent, dans la sève qui envahit la nature. Et voilà déjà que la nature de notre corps agite l’esprit. Un besoin de sortir, de rencontrer l’autre, d’aimer... nous subjugue. “La Carnavalina” est à l’oeuvre. Elle est le virus de Carnaval. Ce virus donne la fièvre, d’abord une petite fièvre de début février, ensuite elle grandit pour être paroxystique le jour du Mardi Gras.

    2-”S’enbandar” :

    Ce verbe languedocien peut signifier trois façons d’être. “Bander” est un jeu de sève qui donne le désir et l’inspir à toutes gens de l’humanité. “Se bander” tient dans le moyen (bien souvent : l’alcool) que chacun se trouve pour atteindre aux plus hautes sphères de l’imaginaire . “S’enbandar” consiste à se mettre en bande.
    Pézenas connaît trois niveaux de bande. La bande générique est celle d’une classe d’âge, celle qui a fait “école-catech-rugby” ensemble. La bande des “machous” est inter-âges. Sur une population de 8 000 habitants, elle regroupe 400 initiés qui se reconnaissent “mordicus” dans l’esprit de Carnaval. Notons au passage  que “machous” est le surnom “historique” des gens de Pézenas. Pour les uns, il veut dire “mulet” (cheval castré et nous verrons le rôle du totem cheval à Pézenas). Pour les autres, il signifie “les petits mages” (et nous verrons de quelle magie, “lous machous” sont capables). La troisième bande est celle de la communauté autochtone dans son ensemble, celle qui s’identifie à son totem : “Lo Polin”( le Poulain).

    3-”S’emmascar” :

    “Lo masc” est le sorcier, mais aussi le masque (le déguisement dont s’affuble l’emmasqué). “L’emmascatge” est la grande préoccupation de la période pré-carnavalesque. A la cave ou au grenier, il est toujours une malle ou une armoire pour remiser “les peilles” (chiffons et habits déclassés), les postiches et les masques que les familles se transmettent de génération en génération pour “devenir faux de la tête aux pieds”. C’est la clé de la liberté : tout se permettre derrière son masque. La loi majeure est de ne pas être reconnu. Elle a ses corollaires :
    1) Tu boiras comme un trou.
    2) Tu t’éclateras comme un pet.
    3) Tu banderas comme un âne.
    4) Tu deviendras “baug” (fou).
    5) Tu ne reconnaitras  plus ta maison, ni ton conjoint, ni toi-même.
    6) Tu pratiqueras “la china” (1), “l’oliva”(2) et “le bimbeut” ( “lo sonlèu”) (3).
    7) etc...

    Cette législation impose trois types de déguisement :
Temps 1 : Pour les Samedi et Dimanche Gras, le costume spectaculaire qui permet de figurer dans le gala machou.
Temps 2 : Pour le Lundi Gras, le costume des rituels de “passa-carrièra” et de charivari : “lo panel e la boneta” (chemise et bonnet de nuit).
Temps 3 :  Pour le Mardi Gras, le costume grotesque.

    Sous l’effet des trois “bandades”, l’encarnavalisable peut fabuler “son emmascatge e sas aissapladas” (ses 400 coups).

    4- “Espérar” :

    Encore une fois, il faut recourir au sens traditionnel des mots pour comprendre un état d’esprit. “Esperar” se traduit par attendre et espérer. Attendre, c’est préparer ses déguisements, les rituels, les numéros, les galéjades. C’est aussi préparer les bouteilles et les mets de Carnaval : “ragôut d’escoubilles”, “favaròladas”, “aurelhetas”, “pastissons”...
    Espérer, c’est attendre en se rappelant les exploits personnels et les exploits légendaires, parfois aussi les rituels “oubliés” : “los empalhats”, l’assouade, St Blaise comme patron de la ville, le mystère de sa confiscation... C’est aussi rêver en “repétant-buvant-déconnant”.

    5- “S’espetar” :

    S’éclater est devenu un mot à la mode. Il est de longue date dans les inspirations qui fomentent le programme de la fête.


a- Programme des Samedi-Dimanche Gras :
    Chaque “machou” choisit un numéro pour le gala-spectacle. Trois registres s’offrent à son choix :
    . “La machada” : farce satirique qui “fait la fête” aux personnalités et faits divers piscénois (registre escato-délirant).
    . Les immenses chorégraphies de l’inversion parodique (registre de l’androgynie systématique et systémique).
    . Les inimitables imitations des chanteurs de jeunesse (en play-back et reconstitutions biographiques : registre nostalgico-narcissique).


    Un “apéro à rallonge” signe le coup d’envoi des festivités qui seront inaugurées par un spectacle de cinq heures, à guichets fermés. L’ouverture réalise le défi d’inventer, chaque année, une façon originale de faire apparaître et fulminer les sept lettres du mot : M.A.C.H.O.U.S. Au final, la musique totémique du “Poulain-revenant“ réunit les machous dans une empoignade-embrassade frénétique.

b- Programme du Lundi Gras :

    L’après-midi est consacrée aux enfants des écoles. Il convient de “leur donner le virus” : chants et danses de Carnaval. Après l’apéritif, “lo passa-carrièra” (passe-rue) emporté par les musiques traditionnelles des Carnavals d’ici et d’ailleurs donne libre cours aux danses rituelles du “feu aux fesses” et de “la dansa dels bufets”. (... des soufflets). Puis le charivari prend le dessus. Il déambule à travers la cité pour réveiller-provoquer les grincheux et pour “régaler” les bienheureux qui échangeront contre une aubade quelques bonnes bouteilles.

 c-Programme du Mardi Gras :

    L’après-midi commence par l’arrivée grandiose du totem. C’est un Poulain de bois et de bâche peinte tricolore et étoilée de ciel. Il est porté par neuf “balès” et excité par un danseur au bonnet de fou et au tambourin diabolique. Le totem a sur son dos un couple d’éternels mariés : “Estienou et Estieneto”. Il cavale sur les avenues, accompagné par une foule largement “emmasquée”. Son parcours est rituel, “retenu”... malgré les enfarinades et les “assegutades” (4) que les bandes font subir à  la communauté mi-peureuse, mi-ravie.
    L’après-souper, la sortie du Poulain est une véritable possession. Le rituel le condamne à parcourir les rues étroites de la vieille ville : “le château”. La foule le fait “bisquer” et il agresse la foule. Il la bouscule, il la secoue, il la coince le long des murs, au recoin des porches, dans le noir des “androunes”. C’est le moment des “olivas”  et des libertinages. Puis le branle harassé de fatique reflue vers le vieux théâtre qui sert d”écurie au Poulain. Il refuse de rentrer. C’est pourtant l’heure. Personne ne veut qu’il rentre. C’est un regain de branles, de rigaudons, de “quichades” (5)... Hélas, il disparait dans le ventre de ce vieux théâtre qui “dort” depuis plus de 50 ans dans la poussière, les légendes et  les promesses de ré-ouverture.
    La foule entonne l’ “Adiu paure Carnaval” pour célébrer cet émouvant au-revoir. A Pézenas, le bonhomme Carnaval n’est pas présent. Il l’a été quelques fois, pour être jugé et brûlé, mais il résiste mal à la gloire du Poulain qui rassemble les deux mythes : celui du totem psychopompe et celui du Caramentrant qui passe de vie à trépas, de Carnaval à Carême, après avoir entraîné une ville dans une débauche de rires, de festins et d’énergies.

    6- “Ne somiar” :

    C’est à dire : en dormir et en rêver, tout un an, en oubliant parfois les frères et les soeurs de la fête, mais en sachant quand même qu’ils sont  là, quelque part, même s’ils sont repartis travailler à la ville, même si le quotidien s’empare à nouveau d’eux.
    Alors la vie retourne à elle-même, sans masques. A moins que se ne soit la vie qui remette son masque des 361 jours sans Carnaval. Toutefois, le paysage en conserve les traces. Ici encore les débusqueurs ne savent pas les lire, ils les ressentent. A Pézenas, la toponymie est un livre de sensations (6).


II) Approche cognitive du phénomène carnaval :

    Entre l’état actuel du Carnaval piscénois et la geste millénaire des carnavals, les filiations, les dénaturations et les oublis tissent un costume de confusion et de cohérence qui n’est pas sans rappeler l’habillement carnavalesque  lui même.

    1- Un espace temporel sacré :

    Le calendrier populaire a toujours situé le temps carnavalesque dans une période qui hésite (selon les localités) entre la semaine de Mardi Gras, la quarantaine de jours courant entre le solstice d’hiver et le carême, l’espace compris entre le lendemain de Chandeleur (3 février) et le Mercredi des Cendres.
    Nous constatons que si la date de clôture fait l’unanimité (Carême), la date d’ouverture reste problématique. Par exemple, à Limoux (Aude), elle commence après Noël;  à Pézenas, elle est circonscrite autour des jours gras; dans plusieurs villages pyrénéens, elle débute avec St Blaise, le jour où l’ours déshiverne.
    La question de cette localisation temporelle supposerait une étude qui nous renseignerait fort utilement sur les origines et les récupérations du phénomène. Nous nous contenterons de relater quelques constatations :
    . Sur le plan calendaire, cette période absorbe la contradiction entre les cycles lunaire et solaire (le jeu des 40 jours entre Noël, la Chandeleur, Pâques). Elle évoque aussi le temps “magique” des 12 jours compris entre Noël et l’Épiphanie, les calendes qui sont censés déterminer la météorologie et la tonalité festive des 12 mois de l’année.
    . Ce calendrier proprement païen a été “recouvert” par le calendrier catholique qui ne l’a pas (globalement) confisqué mais christianisé. Le lendemain de Noël (avec la St Etienne qui est le saint du bas clergé), s’ouvre une période d’inversion qui reproduit la grande inversion du solstice d’hiver (remontée de la lumière). Ces inversions rebondiront de la fête des Sts Innocents (fête des fous, puis des enfants et de la Pétouse avec l’élection des “abats de joinessa”),  jusqu’au retournement  de l’ours (qui tourne le dos à l’hiver) et de ses homonymes (St Blaise à rebours sur son âne ou Gargantua naissant ce jour-là), pour aboutir aux multipes inversions de Carnaval (conférer également  l’hagiographie environnante : St Antoine et son cochon, Ste Brigitte et sa vache,...)
    .En amont du catholicisme, les calendriers indo-européens (celte par exemple) nous invitent à réfléchir sur une période plus étalée, allant de Samain (Toussaint/Halloween) jusqu’à Imbolc (la Chandeleur/St Blaise). Ce temps qui commençait et finissait par des rituels de déguisement associant les morts et les vivants, renvoie à une période initiatique qui correspond à un temps d’hibernation constitué de deux phases : un cycle de putréfaction et un cycle de résurgence, avec la rupture interfaciale du solstice d’hiver.
    . Au-delà même du calendrier indo-européen, la référence aux initiations néolithiques autour des rites de la fécondité et de la maternité interroge des archétypes récurrents tels les cornes (lunaison de février, sacrifice du cerf-hiver), le phallus (la civilisation des mégalithes), les matriformes typologiques et topologiques (la grotte, la montagne, le bois sacré), ainsi que le schéma primordial de ces initiations : l’enlèvement des néophytes par les “revenants -hommes sauvages”, leur mise à mort symbolique, les épreuves du labyrinthe (ou du vagin souterrain), la confrontation au totem, le sacrilège libérateur de son renversement, l’appropriation cannibale de son pouvoir magique, le retour sauvage des initiés et le sacrement refondateur autour du Totem renaissant et reprenant son “transit” entre les mondes. L’ensemble était régulé par la rentrée “hivernale” des troupeaux et par leur sortie “printanière”.

    2- Les habillages historiques de Carnaval :

    Pouvons-nous confirmer par des exemples glanés à travers l’Histoire, cette prédisposition post-hivernale et pré-printanière de Carnaval ?
    Les temps contemporains n’ont pas le souci de l’ancrage. Bien que les carnavals de tradition n’échappent pas à l’impératif du calendrier, la tendance générale est de rechercher la clientèle touristique ou infantile. C’est l’opportunité commerciale qui remodèle les calendriers, à l’exemple d’Arles sur Tech (Pyrénées Orientales)  qui n’hésite pas à déplacer la fête du retour de l’Ours au mois d’Août.
    Les temps révolutionnaires (1793) (1848) eurent peu de sympathie pour les carnavals. A Beziers, les jacobins brûlèrent “lo Camel”; à Pézenas, “lo Polin”. Ces fêtes leur apparaissaient comme superstitieuses. Néanmoins, la révolution populaire spontanée des années 1790-91-92 recourut à tous les procédés carnavalesques pour subvertir l’ordre aristocratique et religieux : jugement et crémation, parade grotesque, festin communautaire...
    Les temps baroques (fin XVIème-mi XVIIème) héritèrent d’un Carnaval déprécié par le bas Moyen-âge et par les guerres de religion, en particulier l’aversion huguenote pour ce genre de cérémonies. La Contre Réforme s’en empara et, avec la complicité royale, favorisa leur déportation vers les fêtes de l’Ascension : ”fête-dieu” et “festa de la caritachs”. Toutefois, elles devenaient spectacles entre les mains des clercs ou de semi-professionnels, qui les mutèrent en théâtre de chariot (“lo carrateyron” d’Aix en Provence ou de Béziers...) et en “corsos” déambulatoires : ”chivalets”, “chivaus-frus”, danse des treilles et autres parades où le “dragon” totémique était apprivoisé par quelque saint, à l’image de Ste Marthe conduisant la Tarasque du pays de Tarascon. En changeant d’espace temporel, “la fête” changeait de sens. Elle n’était plus rupture et inversion mais consensus social autour de l’allégorie du corps du Christ rassemblant tous ses “membres” pour que chacun d’entre eux concoure à sa fonction organique sur la base d’un partage symbolique et réunificateur : les dons de charité.
    Le bas Moyen-âge consomma la division profane/sacré, ce qui ne priva pas le Carnaval de son cadre temporel mais le condamna à perdre ses enjeux mythiques au bénéfice d’une diabolisation gratuite et (unilatéralement) licencieuse. Le haut Moyen-âge resta dans la nature turbulente du “corps-esprit” profanateur et régénérateur, malgré la christianisation des substrats. Mais la proximité des métissages celtes, ibères, germains, bref païens revivifia le substrat gallo-romain quelque peu dégénéré par ses antécédents antiques. La dénomination de Carnaval (lever la chair) date certainement de cette période, bien que l’Eglise catholique n’ait fait que renforcer et “moraliser” la fonction de Carême contenue déjà dans celle de jeûne (ou de tempérance) post-carnavalesque.    Avec  l’Antiquité romaine, nous retrouvons le double temps fort de la période hivernale : les Saturnales (fin décembre) qui pratiquent l’inversion systématique des maîtres en esclaves et des esclaves en maîtres, et les Lupercunales (mi-février) qui voient les jeunes hommes déguisés en loups (hommes sauvages) pour “flageller” les jeunes filles afin qu’elles soient fécondes.
    Pareillement, les Grecs antiques honoraient ce double temps fort avec les Dionysies : fin janvier/début février les Lénéennes et fin mars les grandes Dionysies. Devons-nous le mot Carnaval au “char naval” de Dionysos débarquant sur les côtes grecques son escouade de satyres, silènes et ménades ? Toujours est-il qu’il vient d’Asie Mineure et qu’il n’est pas sans rappeler le Shiva pré-arien de l’Indus ou le Baal phénicien qui dégénèrera en Baal carthaginois ou le Boujloud berbère qui endurera les peaux sanglantes des moutons de l’Aïd, de même que Dionysos subira le “chant du bouc” (son sacrifice).
    Pourquoi les Dionysos, Shiva, Boujloud... furent-ils gratifiés de “l’empire des arts du spectacle” ? Certainement, parce qu’ils faisaient peur et qu’il fallait compenser la censure qu’ils subissaient dans leur titre de “dieu sauvage” conduisant les forces anarchiques du printemps. Et pourquoi furent-ils amoindris ? Vraisemblablement, parce qu’is appartenaient aux civilisations matriarcales qui précèdèrent l’arrivée des indo-européens, lesquels allaient étendre, de l’Atlantique à l’Indus, leur monde théocratique, tout en assimilant les rituels initiatiques précédents et en les adaptant à leur avantage. Par exemple, la bipartition Apollon/Dionysos ou Brahmâ/Shiva , avec minoration “lunaire” des seconds et majoration “solaire” des premiers.
    Les états de la recherche ne permettent pas de fonder pleinement cette hypothèse. Il demeure qu’elle révèle, à l’aube de l’Histoire de l’Occident et de ses cités, un profond bouleversement : la fondation des arts et des mythologies antiques (politiques et religieuses) sur le sacrifice (relatif) des rituels initiatiques de l’ordre cosmique de  “l’éternel retour” et leur remplacement par les idéologies du progrés ascensionnel.

    3- L’économie du sacré :

    Afin de considérer à sa juste valeur la place du phénomène “carnavaleque” dans les civilisations néolithiques, il faut avoir cultivé son jardin et mesuré la précarité qui préside aux récoltes. Le moindre brouillard, gelées orage... peut faire avorter toute une année d’efforts. Or l’âge néolithique est celui de l’agriculture et de l’élevage, il fera de la fécondité son emblème essentiel : le mégalithe et la grotte, le phallus et le vagin. Ce qui importe, c’est de réussir le mariage de la Terre et du Ciel.
    Dans son histoire des religions, Mircea Eliade cite divers procédés hiérogamiques comme celui qui consiste à pratiquer l’orgie dans les sillons pour activer les germinations de la nature ou celui qui consiste à promener les femmes nues sur les terres sèches afin de faire “saliver” le ciel. Dans les Pyrénées, on peut voir encore le rituel carnavalesque de la Ventadera qui consiste à  parfaire “son attirail sexuel” en le frottant à un rocher significatif.
    Carnaval est au coeur de cette “magie imitative” qui consiste à inverser un processus hivernal pour relancer le cycle de la vie. Ce procédé agit sur toutes les choses et tous les êtres de la nature : les végétaux, les animaux, les morts et les vivants. Ainsi pouvons-nous comprendre la présence active de la mort dans les rituels. Elle y figure pour trois raisons qui forment un tout précisément organisé : initiatique, purificateur et migratoire. Les morts de l’année et “les âmes en peine” constituent (symboliquement) ce corps de revenants qui vient déporter les néophythes vers les labyrinthes de l’outre-tombe. Ils participeront aux angoisses et aux épreuves nécessaires pour réussir le grand saut : celui qui tansformera la mort en résurrection et l’hiver en printemps.
    Ce passage oblige au chaos, un magma primordal où chacun “perd”  vie et identité pour fusionner dans la matrice originelle qui re-enfantera tous les possibles et toutes les espérances. Ce mythe n’a pas de meilleure représentation que le printemps. Il est l’énergie, il est la fécondation, il est la création, il est aussi la purification. D’où le souffle !
    La place du souffle est essentielle dans tous les rituels carnavalesques. Pour Pézenas, nous avons parlé de “la danse des souflets”. A Rome se célébraient les Februales, ces fêtes se proposaient la purification des cloaques et l’apaisement des morts. Partout, à Mardi Gras, le pet est roi, le petit et le grand, celui que l’on recherche à beau renfort de flatulents et celui de l’immense chambardement. La nature entière a besoin de “peter”, c’est à dire de “se” décharger de toutes ses vieilleries : déchets hivernaux, usures sociétales, morts et mortifications... Ce pet est cosmique, c’est un ”espet”, un éclatement qui libère la crasse comme la joie, les morts et les initiés.
    A l’image des “hommes sauvages” redescendant dans la vallée des villages, ils drainent le propre et le sale, l’ordre et le chaos, le visible et l’invisible. Ils défoulent dans l’élan du printemps renaissant les âmes mortes et les semences en rut. Les totems sont au rendez-vous pour “embarquer” ce qui doit partir et “débarquer” ce qui doit rester.
     Le vent des sèves souffle. Chez les Germains, ce dieu s’appelait Blasius. Pour les gallo-romains, Blaise. Les chrétiens se l’approprient, mais Gargamelle est déjà passé par ce jour-là pour enfanter son Gargantua, un géant dans la somme des géants qui des Alpes aux Pyrénées vont “titaniser” le désordre qui culminera à Mardi Gras. Mais de même que la Brigit celte sortira de son chaudron mâcabre les génies de l’éternel retour, les bûchers de Caraval appellent ces génies à un nouveau “tour” solaire. La fête a brûlé les vices et les vicissitudes. La catharsis invite à présent au recueillement et au juste équilibre.  Les totems s’élancent dans le ciel sur  le chemin des dragons. En langue d’oïl, on l’appelle : Voie Lactée. En langue d’Oc, “Camin de St Jaume” : chemin de St Jacques.
    En un temps qui ne faisait pas la différence entre la matière et l’esprit, Carnaval régulait la transaction entre les hommes et les mondes. Il relançait la roue de la fortune au moment désigné par la mimésis de l’univers. Il est vrai que cette relance est dans l’ordre de la nature. Mais toute nature qui perd la conscience de cet ordre a tendance à se dénaturer. Alors Carnaval imite pour prévenir, pour activer ou pour positiver. Il se fait mâle, il se fait femelle, il se met des bosses , il se fait des trous, il se roule dans la boue qui redonne à tous la potentialité des origines, il en rit, il en pleure, il en remet... A ce petit jeu, il a inventé les arts sans le savoir. En les nommant, les hommes les ont différenciés, puis professionnalisés, puis assujettis à leur seul bénéfice ou au bénéfice de quelques uns d’entre eux. Alors les arts entrèrent en crise, mais peut-être que vers les origines un dieu encore danse et que cette danse fait trace, encore et toujours, dans la geste des arts.

III) Carnaval et l'art du spectacles :

   1- La nature de Carnaval :

    Van Guenepp appelait rite de passage la mimésis festive que les communautés humaines entretiennent au carrefour de l’espace des hommes et de l’espace des dieux, du temps de vivre et du temps de mourir, de l’être de l’Homme et de l’être des Choses.
    Il a souvent été question de sacrifice pour expliquer cette “économie sacrée”. On a bien moins parlé du don de soi. Pourtant “jouer-chanter-danser” présidait à tous ces échanges. Il est bien difficile de savoir si ce don collectif attirait la bonne grâce des destins, mais il a suscité chez les Hommes les actions qui ont fondé les civilisations. Et les civilisations ne semblent pas étrangères à la survie de l’espèce.
    Parmi ces rites, l’un occupe une place fondamentale, car il joue sur l’analogie entre le cycle des saisons et le cycle de l’existence. Il met au corps à corps l’hiver de la planète et la mort des vivants, la résurrection printanière et l’espérance de manger ici-bas en même temps que l’espérance de renaître par delà.
    C’est dans ce triangle du sacré, de la nature et des communautés que l’Homme a mimé son ressenti et infléchi ses bonnes et ses mauvaises attentes. C’est là qu’il a découvert le masque, car le masque amplifie le don de communication. Souvenons-nous de la “Skené” grecque : avant de devenir la scène, elle était la hutte où l’acteur se masquait. Ce mot devint le corps de l’acteur-même dès lors qu’un dieu propice l’animait.
    En Grèce, ce dieu fut Dionysos. Avant de devenir le dieu des spectacles, il fut l’incarnation de cette force sauvage qui décrispe la mort en lui inoculant la “petite mort” des amours fécondants. A ce jeu, elle ne résiste pas. Pas plus que ne résiste la “mortitude” au jeu du choeur investi par le dieu fertile.
    Ce dieu ne va jamais au coeur de l’acteur sans passer par le choeur. C’est aussi une chose dont on ne parle plus. Alors le théâtre devient une discipline “débranchée” qui peut aller à contre sens du phénomène naturel qui l’a engendré. Et l’acteur ressasse ses nostalgies de “star” ou de “chamane”...

    
    2- La nature du théâtre :

    L’art du spectacle doit savoir qu’il n’a pas de tout temps existé. Il est né des rituels de la fécondité. En ce lieu et en ce temps, Carnaval danse. Il n’a peut-être pas la vanité des “conduites imaginaires” qu’un chercheur comme Jean Duvignaud prête au théâtre dès lors qu’il s’extirpe des mythes archaïques. Certes !... mais “Carnaval” jongle avec les quatre vérités sans lesquelles le théâtre se perd : l’espace-temps, la mimésis, l’énergie et le réel invisible.
    En entrant dans l’Histoire, l’exubérante nature des Hommes à imiter l’infinité des signes du local et de l’universel se dédoublait en deux ensembles : celui des arts qui tendra à la professionnalisation, celui des “arts et traditions populaires” qui connaîtra tous les qualificatifs des origines qu’on leur prête : “barbares”, “païennes”, “coloniales”, “folkloriques”, “primitives”, “premières”...
    “Carnaval” gardait un pied dans chaque sabot. Nous avons vu ce qu’il devint côté-“traditions”, voyons ce qu’il encourut côté-”créations”. Pour aller clair et vite, nous dirons qu’il occupe le terrain de ce qu’il est convenu d’appeler “le populaire”, du moins avant que ce mot ne soit galvaudé par les marchands. Nul auteur mieux que Mikhaïl Bakthine ne sut analyser l’esthétique d’un genre qu’il qualifie de “réalisme grotesque”. Soutenir que toute créativité populaire s’inspire (consciemment et inconsciemment) de cette carnavalisation formelle serait une thèse difficile à soutenir dans le cadre d’une conférence.  Contentons nous de relever à travers les âges une source d’inspiration qui fait style.
    Sa permanence est dans la parodisation. Elle est une forme de l’inversion carnavalesque. Dès la naissance du théâtre grec, le drame satyrique la pratique contre la tragédie officielle et contre l’officialité qui enferme la nature dans le théâtre. Reprenant le rôle et le contre-rôle des satyres, les diablesques du théâtre médiéval (sots, bouffons, jongleurs de fabliaux et de goliards...) maintiennent ce défi dans et hors le théâtre d’Église, tout en dérivant vers la farce “bête et méchante”. Elle n’aurait survécu à la Renaissance si des auteurs comme Rabelais, Ruzzante ou des anonymes comme ceux de “la Commédia dell’Arte” ou du “Teatre de las Caritats” n’avaient su la replonger dans ses eaux baptismales. La parodie, la satire, le burlesque ne quitteront jamais la scène même si la censure les obligea au pavé et à toutes les inventions qui, du Théâtre de Foire, au Cirque et au Grand Gignol, leur destina un vrai public de carnaval. Cependant, Carnaval ne fait pas de la démagogie son-gagne pain. En des périodes difficiles, cet art parodique trébucha quelques fois dans “la chose en soi” qui n’est jamais, merde fut-elle, carnavalienne.
    La littérature orale cultiva abondamment une catégorie de contes qui rapelle cette parodisation. Ce sont les histoires où les  “tricksters” mènent le jeu. Chaque pays a le sien : les Thyll Eulenspiegel (Europe du Nord),  Nasreddine (Monde Arabe), Karageusis, Tran Quinh... Ils renversent l’ordre du monde sans jamais le remettre debout autrement que par malice et sagesse.
    Il faudrait ajouter à ce panorama toutes les typologies de personnages qui d’Aristophane, en Plaute, en Molière, en Goldoni, en Jarry... se prêtent au “masque” et à ses extravagances. Toutefois nous risquerions de nous perdre dans une normalisation carnavalesque qui n’a pas de sens hors des contextes...  et qui d’ailleurs n’en trouve que pour rappeler l’humanité à ses bagages.
    L’oubli serait encore d’occulter la face proprement dionysiaque de Carnaval. Nietzsche la rappelle, en défi aux Wagner, Hoffmann, Poë... qui gravitent autour de l’art total, du fantastique, de l’horrible, du “non sense”. Le dionysisme est un savoir-vivre, il parcourt toutes les facettes du mystère, mais il ne  se complaît nulle part puisqu’il est une imitation qui procède par possession, par secret et par transmutation.
           “Vous dites d’un comédien qu’il entre dans un rôle, qu’il se met dans la peau d’un personnage. il me semble que cela n’est pas exact. C’est le personnage qui s’approche du comédien, qui lui demande tout ce dont il a besoin pour exister à ses dépens, et qui peu à peu le remplace dans sa peau . Il ne suffit pas de vouloir un personnage ni de le bien comprendre, pour être apte à le devenir. Il ne suffit même pas de le bien posséder pour lui donner vie. Il faut en être possédé...”  dit Copeau qui ose reposer la question de “l’interprétation” qans son mystère.

    3- La surnature :

    Le carnaval ne peut pas faire école ou ce serait l’école sans les murs qui cloisonnent le labyrinthe. Mais tout le carnaval est dans le labyrinthe où l’Homme va à la rencontre de l’Autre, du Rien, du Tout et de lui-même, par la force de ses cinq sens plus un (le 3ème oeil) et le grand sens du Tout que ne sauraient résumer les mots comme raison, foi, sciences...
    Quelque part dans ce labyrinthe se cache un totem. Nul ne le verra s’il n’a coiffé le masque de sa propre mort, nul ne lui survivra s’il n’a échangé sa chair contre sa chair, nul ne  dira qu’il en sort libre s’il continue d’avoir peur de mourir et de vivre. Vitalisation, visualisation et vectorisation sont les trois V de ce parcours qui pourrait être brechtien si, entre la distance et l’instance, Brecht avait fait danser un totem sur l’inter.
         Ne s’y aventurent que les fous de Carnaval, c’est à dire personne : toutes celles et tous ceux qui ont perdu la bataille de l’Histoire et naviguent à contre temps de leur langage : les Titans, les Géants, les Hommes Sauvages, les androgynes, les asymétriques, les atypiques, les minorités, les cagots et les lépreux... De la marge de l’Histoire à la marge des Sociétés, il n’y a qu’un pas, un “trou noir” par où ni la matière ni la lumière ne passent. Les astrophysiciens en situent un quelque part au bout de la Voie Lactée que les mages appelaient le chemin des dragons.
    Emportant les âmes et les frasques de Carnaval, le Totem l’emprunte et disparaît dans le trou noir. Deux grands savants, Randam Sundrum et Lisa Randall (Massachussets Intitute of Technology), voient dans ces trous de l’univers une “cinquième dimension”. Ils tâchent de l’.expliquer avec leur “théorie des cordes et des bouts de ficelles”.
    Mais ici nous  “bronchons” dans une histoire de ... lépreux. Leur fête était pour la St Blaise et ils ne vivaient que de la fabrication des cordes dont les déchets de chanvre servaient de bûcher à M. Carnaval. Mais redevenons sérieux !   

                                                                                Claude ALRANQ


BIBLIOGRAPHIE

M. BAKTHINE : “L’oeuvre de François Rabelais” (Ed. Gallimard, Paris197
H. JEANMAIRE : “dionysos” (Ed. Payothèque, Paris, 1978)
J. DUVIGNAUD : “L’acteur” (Ed. L’archipel , Paris,)
D. FABRE : “Carnaval ou la fête à l’envers” (Ed. Découverte-Gallimard, Paris1992)
C. GAIGNEBET : “Le carnaval” (Ed. Payot, Paris, 1979)
G. DURAND : “Sciences de l’Homme et tradition” (Ed. Berg intern., Paris, 1979)
J. MARKALE : “Halloween” (Ed. Imago, Paris, 2000)
M. VOVELLE : “La mentalité révolutionnaire(1789-1989)” Ed. messidor Paris, 1985,,,,)

(1) Adresse coquine que le masque destine aux  spectateurs , en déguisant sa voix.
(2) Façon toute particulière d’investir l’index dans l’anus du voisin ou de la voisine aux  moments les plus chauds de la fête.
(3) L’émerveillement au bord de la nausée. ou du vertige.
(4) Poursuites effrénées et “réciproques”.
(5) bousculades et embrassades.
(6) Cf. “L’esprit des lieux” -de C. Alranq (Ed. Domens-Pézenas 2001)