C’est vrai, nous pourrions faire étalage des conditions historiques qui ont eu raison de la vitalité créatrice des cultures du sud, “celles de tous les colonialismes et de tous les centralismes”. Nous ne le ferons pas mais nous n’oublions pas.
Nous n’oublions pas car la fameuse mondialisation ne règle aucunement la question. Nous ne le ferons pas pour ne pas en rester à un consensus idéologique qui nous épargnerait d’aller au-delà du procés de toutes les “décolonisations” et “décentralisations”. Nous le savons : elles sont formelles. Les libertés que la création artistique pensait avoir conquises ont ètè vite rognées ou re-entravées par le retour en force des systèmes antérieurs comme par les alternatives “nationales” ou “régionales”.
Le système semble tourner en rond, “se mordre la queue”, depuis ses grands jusqu’à ses petits responsables. Cette perversion oblige à une radicalisation de la crtiique. Et bien, nous ne la ferons pas non plus . Nous ne sommes pas assez intelligent et nous ne croyons pas à la force des idées qui ne transpirent pas sur le chantier des expérimentations concrètes. Or, nous vivons des temps où ces chantiers déchantent.
Alors contentons nous de peu et avançons quand même. La radicalisation de la critique viendra en marchant , chacun apportant non pas la solution mais sa modeste pierre.
Trois questions sur un chantier
1 - Un ou trois mondes ?
Le Théâtre est en crise. Non pas que ses festivals et autres lieux institutionnels soient désertés, mais parce qu’il est apprivoisé par la machine sociale et son intégrateur : l’acculturation. Là où il a les moyens et le public, il ne joue plus son rôle. Là où il ne les a pas, il ne peut vivre longtemps dans son son défi.
Ce premier postulat implique que nous considérions d’autres rôles pour le théâtre que celui d’entretenir la machine sociale et son quotient culturel moyen. En effet, nous refusons cet a priori occidental selon lequel origine de la “Cité”, origine de “l’Histoire” et origine du “Théâtre” ne font qu’un. La vie n’appartient pas qu’au domaine social. Deux autres grands domaines au moins interrogent la vie : la nature (“le sauvage”) et le sacré (“le divin”). Que nous y “croyons” ou pas, ils sont au chevet de la vie, dans la pensée de l’Homme comme dans le mystère de l’Univers.
Il est une citoyenneté qui n’agit que pour la cité, il en est une autre qui agit pour la vie. Nous pensons que le Théâtre n’est pas au service de la cité mais pour un équilibre supérieur entre le chaos, le vivant et le surnaturel. C’est à ce niveau que commencent les grandes dramaturgies de l’être ensemble, différent et continuitif. La Science et le Droit, qui sont chargés d’interroger et de moraliser ces échanges universels, ne les ont soldés qu’au profit de “l’homme” (ou du “citoyen”) ... jusqu’au jour où Science et Droit constatent que c’est aller contre l’humain que de tout fonder sur l’impérialisme de l’Homme. A l’échelle de la vie et des chantiers de la vie dans l’univers, Science et Droit ne peuvent justifier d’aucun monopole de l’homme, surtout lorsque ce monopole devient un privilège et un alibi pour privatiser les recherches de l’Homme au profit des maîtres du monde , lesquels ne sont que des hommes travaillant d’abord pour leur intérêt.
L’impérialisme de cet anthropo-centrisme a un autre avatar : il divise l’homme entre la tête et le corps, le physique, le psychologique et le spirituel. Aprés avoir proclamé le dictat de l’âme, cette conception a proclamé l’ordre de la raison, puis s’exerce à des tentatives de corporalité “libérée”... C’est toujours un élément qui tente de s’imposer aux autres. Rarement l’humain est considéré dans sa propre totalité et dans la totalité de l’univers.
Cet avatar en engage un autre, celui de l’univocité : la pensée unique, le marché mondial, le star-système, la capitale, la mode , le parti, le dollar, l’anglais... Ce processus va toujours au plus vite et au moins cher. Il se réalise contre la qualité et la diversité indispensables à la vie comme à la démocratie. “Tout peut arriver ! “ ... et devant cet imprévisible mieux vaut la diversité des possibles que le dogmatisme de la solution univoque.
La première question posée par la problématique de “l’Acteur-sud” est ce refus d’ un centre (fût-il “l’Homme”, fût-il ”l’Argent”, fût-il la“Cité”...) qui impose sa loi au reste de la vie, sans prendre en considération la complexité des rapports entre la société, la nature et le mystère de l’univers.
2 - Etre soi, être l’Autre, être l’inter- ?
Si elle ne veut pas rester un principe de plus, la question préalable doit s’incarner dans l’espace, dans le temps et dans l’action. Cette incarnation commence par soi-même. L’être est une édifiante synthèse de la société, de la nature et du mystére. S’il souhaite le dialogue entre ces trois dimensions de la vie, il doit essayer de l’instaurer en lui-même. Mais entre l’inné, l’acquis et l’inspir, qui commande à qui ? Et qui commande quoi ?
Parce qu’il pressentait de grands holocaustes, le Théâtre du XXème siècle a agité cette question dans tous les sens, jusqu’à perdre le sens, les sens et le non-sens. Il n’a pas trouvé de réponse. Il pouvait aussi choisir la fuite. Mais il ne faut pas confondre la fuite comme stratégie de théâtre et la fuite dans le théâtre, Pas plus qu’il ne faut confondre la fuite comme solution individuelle de survie et la fuite de soi-même devant sa propre incarnation.
Tout le monde le sait : ce n’est pas une mince affaire que de vivre avec soi-même. Il est tellement plus simple de copier l’Autre ou l’Ailleurs, ou bien de se cacher derrière une machine à communiquer, ou bien encore de se déchiffrer “à coup de grandes théories”... D’ailleurs, l’enfant ne mime-t-il pas l’adulte ? L’adulte ne mime-t-il pas un modèle ? Le modèle ne mime-t-il pas un ordre supérieur .. et se connaît-on vraiment sans le regard de l’Autre ? Bref, existe -t -on vraiment ?
Sans nier la mimésis qui est une loi rigoureuse, nous considérons tout aussi affirmativement que chaque être a “quelque chose” d’unique. Que nous sur-estimions cette “chose” ou que nous la mésestimions, que nous la recouvrions de “looks” ou que nous l’exposions inconsidérément, “la chose” existe. Elle est unique et c’est en elle, dans son poids de nature, de société et de mystère, qu’il faudrait prendre germe pour raciner vraiment sur le bout de terre où il nous a été donné de vivre.
Cette rencontre de soi-même et de ce bout de terre a aussi son pesant de société, de nature et de mystère. Il en est de ce bout de terre comme de notre corps ou de notre langue originelle : “j’ aime ou je haïs ou bien je reste indifférent “... Quoiqu’il en soit, cette rencontre est un autre vrai repère, ce par quoi l’être incarne son milieu de vie et “se branche” ( dit-on aujourd’hui) à l’univers.
“Donnez-moi un levier et je soulèverais la Terre.” Bien sûr ! Mais quand bien même le théâtre serait un bon levier, il importe de trouver un lieu concret pour le planter et pousser. Pousser aux deux sens du mot : donner de l’énergie et en recevoir, prendre appui et grandir,
raciner et s’élancer vers le ciel, trouver son centre pour échanger avec les autres centres. S’accepter et accéder. Etre responsable de soi-même et de son “bout de Terre” pour mériter la confiance de l’Autre et du grand Tout. Etre soi pour que l’Autre soit et que le grand Tout (dans son pesant de nature, de société et de mystère) soit l’inter-mondes. Pas de mondialisation, d’anglais et de moule universel sans assumer d’abord son être au monde quelque part. En conscience comme en incarnation. En mémoire comme en création.
La problématique “Acteurs-sud” pose la question de la particularité personnelle et culturelle, non pas comme refuge ou refus d’autrui, mais comme condition nécessaire à l’échange, à sa qualité et à sa réciprocité, pas seulement d’Homme à Homme et de communauté à communauté, mais à travers toutes les dimensions du social, du naturel et du sacré, et aussi à travers le mystère qui fait que chacun a besoin de l’Autre (humain, animal, végétal, minéral, sidéral...) et en même temps vit de la mort de l’Autre.
3 - L’art de l’inter-mondes ?
L’inter-culturalité n’est pas qu’une relation de particulier à particulier ou du particulier au général. Elle est également le territoire de l’inter-, cet espace qui va du Un au Tout et du Tout au Un. Il y a le “Un” chaque fois qu’ une présence manifeste sa spécificité : le sujet, l’objet, le symbole, l’espèce, l’ élément naturel ; vent, feu... Il y a le “Tout” dans l’Univers qui englobe, conçoit et conjugue les unités ... Il y a “l’inter-“ dans tout ce que les sciences nous disent des relations entre les êtres et les choses, le visible et l’invisible, le corps-la psyché-le pneuma..., et aussi ce qu’elles ne nous disent pas encore et que le Droit et les religions essayent de “moraliser” pour éviter le pire... et enfin ce qui va au-delà des consciences et que les arts investissent par intuition, jeu, tradition, imagination.
Sous le régime des “hasards et des nécessités” ( ? ), l’Un et le Tout se battent et se déclinent pour vivre ensemble et séparément. L’inter- s’occupe des échanges, de leur vitalité, de leur nourrissement ... Apparemment, il n’a ni queue ni tête : il ne serait que transmission objective des données. Et pourtant, certaines donnèes nous échappent et la transmission révèle une dynamique inattendue qui agit comme une force pour perturber ou rétablir brutalement ou infinitésimalement un équilibre, pour fomenter une évolution, pour obtenir une adaptation... EIle agit à bien des niveaux : la géologie, la biologie, l’astro-physique...EIle agit aussi parmi les Hommes et les sociétés, dans leur matière même, et au niveau du culturel et plus particulièrement de l’artistique.
A priori les arts et la culture travaillent sur le même “paysage”. Pourtant, il convient de faire la différence entre un phénomène (culturel) qui entretient un paysage dans la logique de ses représentations, de ses justifications et de ses adaptations, et un phénomène (artistique) qui crée une autre logique, pionnière d’une autre civilisation, c’est à dire d’autres valeurs, d’autres formes, d’autres enjeux...
“La modernité” a trés bien perçu le mécanisme, mais aprés avoir rempli pleinement sa mission artistique elle s’est enlisée dans le culturel. En croyant instaurer “la révolution permanente”, elle s’est laissèe piéger par l’arto-centrisme et le fétichisme de la marchandise. Pas plus que la religion ou la raison, l’art tient la clé des origines et du destin. En faisant de l’art le territoire des paris impossibles, elle a fait de l’impossible une nouvelle marchandise et de l’art une agence qui “acculture” au prorata de la fortune : l’action culturelle pour le bas de l’échelle, le commerce d’art pour le haut de l’échelle et l’art industriel pour toute l’échelle. La violence impulsive des arts ne regarde pas au possible ni à l’impossible, ni au pouvoir ni à l’argent, ni aux techniques ni aux théories, ni à la professionnalité ni à la spectacularité... Les arts se donnent “comme ils se sentent” . Ils s’imposent parce qu’ils sont dans une urgence qui les dépassent.
Ces raisons “supérieures” ne regardent pas non plus aux définitions et aux catégories conventionnelles. Selon les âges et selon les pays, l’artiste est mage, prêtre ou sorcier, thérapeute, bouffon ou tribun, danseur, acrobate ou opposant... Il choisit la rue, le temple ou le théâtre, l’agora, la prison ou les arènes... Il ne mesurerait peut-être pas les abus et les nuances de son art, il ne calculerait peut-être pas à son statut, mais il doit vivre dans le monde des limites. Survivre n’est pas la moindre. Alors il apprivoise ces limites en cultivant son art ou bien il divorce d’avec les subtiles raisons qui l’ont inspiré;
Ces raisons sont de l’ordre de la société, de la nature ou du mystère. Elles sont dites ou non dites. Certaines sont nées dans l’inter-dit de ces mondes pour satisfaire des équilibres ou précipiter des déséquilibres qui nous dépassent. Les interdire participe à ces processus, positivement ou négativement. Le pire serait que cet inter-dit d’entre les mondes devienne “étranger” à l’Homme, soit parce que l’Homme s’interdirait la sensibilité nécessaire à cette perception, soit parce que l’Homme s’interdirait la particularité suffisante pour répondre à cette interpellation. Dans ces cas-là, l’on dit bêtement que les arts n’ont plus rien à dire. Et c’est ce qu’il faut craindre de la polarisation et de l’uniformisation des couleurs, des rythmes, des langues et des discours entre l’Un, l’Autre et le Tout. Pour le malheur des arts et, plus gravement encore, pour l’isolement tragique de l’humain dans la symphonie universelle.
A ce niveau de l’inter-culturalité, “Acteurs- sud” pose la question des arts, non pas sous le signe (apollinien) de l’ordre et du beau ou sous le signe (dionysiaque) de la subversion et du chaos, mais complémentairement aux autres vecteurs de la connaissance, sous le signe (hermèsien) du dialogue entre les mondes, avec les signes mêmes de ces mondes.
4 - Un chantier
Au mot à mot, un chantier est un lieu où l’on chante, c’est aussi un lieu engagé dans un travail collectif, non achevé, physique et intellectuel, inspiré par le souffle de l’effort dépensé et par le souffle de l’oeuvre à accomplir.
Acteurs-sud est un chantier. S’il s‘engage à Nice, à travers ce colloque et diverses initiatives comme la licence professionnelle “Acteurs-sud”, ce n’est pas par vocation anti- nordiste. C’est d’abord pour prendre corps-tête-langue-pieds quelque part et sur ce “bout de terre” à l’unisson de soi faire métier pour rencontrer l’Autre. Chacun à sa place, c’est à dire sans dominant et domihé, sans assisteur et assisté, tous en chantier pour le grand oeuvre, tous différents mais coopérant selon sa compétence, sa maturité et sa vaillance. Tous à l’écoute des trois mondes qui font chorus dans le grand Tout.
Si ce chantier s’ouvre dans le sud de la France, c’est parce que certains y sont nés, que d’autres sont venus y habiter et qu’ ensemble ils ont renoué avec une vraie tradition théâtrale, qu’ils y font école et création et qu’ils sont disponibles pour échanger leurs expériences: jeunes et vieux, amateurs ou professionnels.
Les suds sont devenus pratiquement et symboliquement le carrefour des grands déséquilibres, en même temps que la déchetterie de toutes les mémoires. A l’inverse des musées, ces cimetières sont à berceaux ouverts, car les défaites de leur Histoire sont des monuments qui font relief , qui font climat , qui font théâtre et opéra pour l’écriture d’une autre espérance. Peut-être ne se jouera -t-elle pas ici, mais déjà elle se prépare. Et quand elle répète, ce n’est pas pour prendre sa revanche mais pour trouver sa voie/ voix dans le chantier à ciel ouvert d’un choeur qui rythme l’ici avec l’ailleurs d’un sens qui n’a fait que changer d’ Histoire.
Dans la chaîne des suds, les pays d’oc ne sont qu’un petit sud du nord, un élément d’ un ensemble roman qui est un sud légèrement plus grand, lequel est au nord de la Méditerranée un pont de civilisation entre l’Orient et l’Occident, l’Europe et l’Afrique. Nous ne plaçons pas d’ambition stratégique dans cette localisation, sinon un vécu de culture minoritaire qui rapproche les pays d’oc de cette majorité silencieuse que sont devenues les cultures du monde. Dans le concert des attactions-répulsions que ces minorités ont à l’égard de leurs origines, les pays d’oc partagent les mêmes fausses notes : xénophobisme et américanisme, intégrisme et veulerie... Mais leur état minoritaire rend ces peuples plus sensibles que d’autres aux échos archaïques de l’univers, or cet “archaïsme” est le grand initiateur des impulsions refondatrices de l’art contemporain.
Entre cette prédisposition renouvelante et le folklore de l’identité, les suds se cherchent et confondront encore longtemps reconquête culturelle et création artistique. Il est vrai que l’une ne va pas sans l’autre et que les difficultés propres à l’état de minoritaire ne facilitent pas les stimulations réciproques.
C’est pour interroger ces parcours, que la section théâtre de l’Université de Nice-Sophia Antipolis mène chantier de “l’Acteur-sud. Nous savons qu’il est difficile de mener de front recherche, formation, coordination, création... Ce procédé est plus proche des sociétés initiatiques et des compagnonnages que des institutions scolaires. Nous n’irons pas jusque là, cependant nous risquerons l’hypothèse expérimentale d’un “art minoitaire“ provoquant l’Université savante et d’une Université populaire défiant un art qui n’a pas su rester “mendiant”, c’est à dire craché par la sauvage citoyenneté du mystère.
Claude Alranq